LES SAINTS PATRONS 2017

Françoise LEONELLI
Conservatrice du Musée de Cocteau

Marc Alberghina aborde la question du baroque comme un souvenir enfoui ou bien une image qui s’accrocherait à sa mémoire et qui reviendrait le hanter parmi la foule de références qui se bousculent dans son imaginaire.

Les objets du quotidien côtoient des formes animales, des organes, qui mêlent l’animé et l’inanimé sans distinction ni hiérarchie particulière. Le corps humain, son propre corps,
prend vie (ou se disloque) dans un monde singulier de représentations de la société contemporaine, de l’histoire des formes et de rappels de textes et de rites anciens, mais aussi de techniques ancestrales liées au travail de la terre.
Envisageons alors, dans un premier temps, la sculpture de Marc Alberghina à travers l’esthétique baroque à laquelle les emprunts de l’artiste sont réguliers, tant dans le concept que dans la forme et le décor.

Pratiquant admirablement le jeu d’attirance et de répulsion, Marc Alberghina accentue l’esthétisme par la perfection de la technique, la somptuosité alliée à la nocivité du décor fait d’émaux souvent plombeux, de lustres, et le réalisme outré de la représentation. Ces contrastes ou Contrapposto de la « belle » forme opposée à la provocation des thèmes rejoindraient donc directement la recommandation de Montesquieu : « Il faut mettre des contrastes dans les attitudes, surtout dans les ouvrages de sculpture, qui naturellement froide, ne peut mettre le feu que par la force du contraste et de la situation » (Pensées, n°399). Bizarre et inattendu : ces deux sentiments engendrés par une esthétique personnelle dans les oeuvres présentées au musée Jean Cocteau collection Séverin Wunderman séduisent et horrifient le spectateur par la dialectique visuelle provoquée par l’artiste.
Approchons-nous d’un groupe de sculptures « Le Roi, la Reine et le sujet », conçu spécifiquement pour intégrer l’espace épuré de l’architecte Rudy Ricciotti, construit en hommage à Jean Cocteau. Ne cherchons pas à ordonner les ornements, le mouvement, les contrastes de couleurs. Cet extraordinaire ensemble, que le visiteur devra pénétrer mentalement, est pour Marc Alberghina prétexte à retravailler les Saints Patrons de la sculpture baroque d’Outre-Rhin, leur splendeur et leur richesse. Chaque couvent ou monastère laissait alors libre cours à l’imagination des religieux qui couvraient de pierres précieuses et d’ornements les squelettes des martyrs locaux.

L’artiste s’approprie ici le sujet et laisse aller sa créativité en utilisant toutes les richesses dont il peut disposer : éléments de
décor d’architecture, fers forgés, moulages et empreintes récupérés d’ateliers disparus de Vallauris, utilisation d’émaux dorénavant interdits du fait de leur nocivité, mélanges de métal, de céramique, de verre. Les techniques retravaillées font référence à une production céramique commerciale et réutilisent des éléments décoratifs tels que les veilleuses, empreintes de poissons, de coquillages couverts de lustres irisés. Surabondance, surcharge qui mène au bizarre, de formes inspirées plus ou moins directement de la végétation ou des animaux par estampage de la terre. A côté de ce couple somptueux et décadent, un sujet, accroupi à la mode africaine, tient une kalachnikov. Gardien ou kidnappeur ? Il nous ramène brutalement vers le monde contemporain. Memento mori, souviens-toi que tu vas mourir, voici le message soufflé à l’oreille du vainqueur triomphant par un esclave, qui court de l’Antiquité à nos jours à travers les Vanités et dont Marc Alberghina émaille sa création. Ce singulier passage du feu en céramique accentue la symbolique de mort et de renaissance chers à Jean Cocteau. Car il est intéressant de souligner quel lien peut relier dans un même espace deux créateurs d’origine, d’époque et de philosophie différentes.

La céramique, dans un premier temps : Jean Cocteau sur la Côte d’Azur découvre le travail de céramique grâce à son ami Picasso. Il écrit alors : « La poterie m’a sauvé la vie ! Elle m’évite d’utiliser l’encre qui est devenue trop dangereuse car tout ce que l’on écrit est systématiquement déformé par ceux qui le lisent. […]Picasso m’avait dit que si je mettais une céramique au four, j’étais perdu. Mais j’ai toujours eu le goût de me perdre avec délices. »

Il ajoute aussi en termes imaginaires et poétiques : « J’ai visité les terrasses incultes d’une poterie exquise qui domine Villefranche.
Les lilas, les iris, les giroflées sauvages embaument. Un jeune boulanger de Lenain, enfariné de plâtre, pousse dans les fours des galettes incombustibles que Marie-Madeleine Jolly destine à être consommées par les yeux. Tout cela dans l’air vif des hauteurs, ressemble à une ferme imperméable aux miasmes de l’actualité. » On ressent cet émerveillement que procure à Cocteau le contact avec la terre, la surprenante découverte d’un intellectuel, poète et dessinateur, manipulateur de mots et de signes, qui prend connaissance de l’intemporalité du travail de l’argile. C’est un peu en miroir (que l’on sait cher à Cocteau par ailleurs) que Marc Alberghina travaille. Il commence par l’artisanat et l’apprentissage du métier de potier et céramiste pour ensuite aboutir à la création d’un langage artistique personnel grâce à la technique acquise.

Au-delà de la matière et dans un second temps, intervient l’auto mise en scène. Alors qu’un Cocteau se révèle lui-même dans sa série autoportrait de « Jean l’Oiseleur », Alberghina utilise l’image de son corps pour un discours élargi sur la société. L’oeuvre « Autocombustion» en est l’incarnation réaliste. Assis dans un fauteuil installé à l’intérieur d’un poste de télévision monumental, son corps explosé et calciné présente les restes délaissés par une société de consommation destructrice véhiculée par la télévision. Il ne subsiste que le décor, présent, du velours d’un fauteuil brûlé en partie. Étrange exception naturelle que l’auto-combustion qui ne s’accomplit généralement que sur un corps déjà mort, mais qui chez notre artiste témoigne d’une brutalité extérieure, intérieurement ressentie, métaphore puissante de la pression sociale. Cette oeuvre qui a reçu le prix de la Biennale de Vallauris en 2016 est en réalité l’élément de départ de l’organisation de l’exposition de Menton et vient maintenant compléter un parcours dédié à l’artiste également lauréat du prix Biennale de l’UMAM 2016. Le Musée Jean Cocteau collection Séverin Wunderman accueille ainsi Marc Alberghina à plusieurs titres. Céramiste et sculpteur d’exception, il crée en son nom et recueille en même temps la mémoire d’un lieu, Vallauris, ainsi que celle de ces artisans d’art qui ont fait sa réputation.

Son atelier, en tout point semblable à la description de celui de Marie-Madeleine Jolly par Cocteau, fait face à l’ancien établissement Chaty, célèbre par ses miroirs « soleil » ou « miroirs de sorcière » ou encore ses fers forgés, alliant ainsi le travail du métal et celui du miroir. Miroir, oeil déformant renvoyant l’image inhabituelle mais aussi singularisée de l’espace reflété. Miroir véhicule, traversé par Jean Cocteau, ou bien miroir de Marc Alberghina proposant un reflet perverti. Le jeu est séduisant. Et le jeu continue avec « la Mère », pièce énigmatique, monumental utérus portant une des couleurs du deuil. 

Traité entre l’élément architectural décoré et la sculpture figurative, elle se décompose en deux parties distinctes : un premier élément, incubateur robotisé décoré comme une vieille chambre et surmonté de cols de cygnes tel des trompes utérines « Empire ». Puis, en dessous, une lessiveuse emplie d’avortons précieux et lustrés, de formes indistinctes mêlant instruments, escargots, têtes animales, une vie grouillante et irréelle. Le titre « Mère » correspond aussi au moule maître des potiers, référence aux moules largement utilisés dans la céramique vallaurienne. Quelle étrange oeuvre entre création et production ! Car ce qui sort de cet incubateur-utérus est en réalité un amas d’objets hétéroclites, désarticulés, fascinant par l’accumulation « vivante » où se mêlent à nouveau sans distinction l’animal et l’objet, reprenant peut-être ainsi l’idée de la déshumanisation de la production industrielle d’objets moulés dans l’élément vivant de l’argile.

Plus étrange encore et inhabituel dans le travail de Marc Alberghina, « Canis Lingua », extrait d’une importante série, vient apporter un élément original à l’exposition du Musée Jean Cocteau et complète ainsi un parcours empreint de singularités et confrontations entre le monde personnel de l’artiste, sa vision conjointe de la création et de la société. Au-delà des multiples facettes et utilisations de cet organe essentiel, retenons certains aspects formels qui prolongent la réflexion de l’artiste sur la fin d’une époque florissante et luxuriante. Tout d’abord, l’émail utilisé, cet émail rose, en vogue à la fin des années 70 à Vallauris, émail rare et particulièrement cher, symbole d’abondance et de prodigalité qui vient apporter un réalisme cru à cette langue humide et sanguinolente.

Puis attachons-nous également à l’aspect particulièrement naturaliste de l’organe quand Marc Alberghina, tel un Bernard Palissy qui voulait « n’être aucunement imitateur de ses devanciers » porte la céramique au-delà de l’objet de poterie utilitaire grâce à ses rustiques figurines au décor animal et végétal moulé sur les éléments naturels. Une même fièvre pousse ces artistes vers la recherche de l’émail ultime. La chimie, créatrice de l’élément vivant, vient épauler ici la créativité humaine en lien direct avec la terre, élément nourricier. Quel meilleur hommage rendre à la terre que d’y façonner une langue !

Au-delà de la provocation, c’est bien une confrontation que Marc Alberghina offre entre la perception visuelle directe de son oeuvre et la proposition qu’il fait au visiteur d’interprétation de l’objet. En parallèle il se joue des difficultés techniques rencontrées lors de la fabrication de ses oeuvres mais accroît au contraire, en manière de pied de nez, la complexité du façonnement et la recherche quasi alchimique de recettes disparues d’émaux et décors céramiques.

Ses expositions tant à la Piscine de Roubaix, au Musée d’art et de design de New York, aux Biennales de Châteauroux et Vallauris ou encore au Musée Keramis en Belgique en sont le reflet. Nous découvrons au Musée Jean Cocteau une nouvelle présentation d’une surprenante richesse qui vient en contraste de l’espace épuré et transparent du lieu.